vendredi 28 mai 2010

Des leçons mal apprises… qui coûtent cher, par Antoine Garapon et Daniel Schimmel

Le récent verdict rendu dans l'affaire Vivendi par un tribunal fédéral américain illustre une nouvelle fois le poids de la culture dans les relations économiques et juridiques mondialisées, ainsi que la nécessité, voire l'urgence, de tirer les leçons de chaque affaire d'importance comme celle-ci.

Un commentateur a comparé ce procès à la "comète de Halley" tant il est exceptionnel ; il est étranger à la puissance trois (foreign-cubed) puisqu'il porte sur des valeurs mobilières émises à l'étranger par une société étrangère poursuivie par des actionnaires étrangers.

Rappelons brièvement les faits. Le 29 janvier 2010, au terme d'une class action introduite en juillet 2002 devant le tribunal fédéral de New York, un jury a condamné Vivendi pour violation du droit boursier américain. Après sept ans de procédure, quatre mois de procès et trois semaines de délibérations, les jurés ont jugé que Vivendi avait trompé ses actionnaires américains, français, anglais et néerlandais, sur sa situation financière entre octobre 2000 et août 2002.

Le jury a donc estimé que les documents qui lui ont été présentés étaient trompeurs et a condamné Vivendi mais exonéré son ancien PDG, Jean-Marie Messier, et son ancien directeur financier, Guillaume Hannezo. Selon les avocats des demandeurs, ce verdict permettrait aux investisseurs de recouvrer plusieurs milliards d'euros. Vivendi a annoncé son intention de faire appel. Voilà pour les faits, quelles sont les leçons ?

LA TRANSACTION COMME ABOUTISSEMENT ORDINAIRE DES CONTENTIEUX

La première différence porte sur la fonction du procès civil : si en France le jugement est l'aboutissement naturel d'un contentieux porté devant une juridiction, ce n'est pas le cas aux Etats-Unis, où c'est au contraire la transaction. En choisissant de mener l'affaire jusqu'au trial plutôt que de transiger, Vivendi a méconnu les risques de tout procès civil qui se déroule devant un jury. Les parties évitent le trial (dans plus de 98 % des cas, les actions civiles fédérales font l'objet d'une transaction avant le trial) en raison de son coût qui peut atteindre plusieurs millions de dollars dans les litiges complexes, et surtout de son imprévisibilité. L'absence de transaction a permis à neuf jurés populaires de se prononcer sur la bonne application par Vivendi de normes comptables sur lesquelles les financiers et les juristes les plus compétents ont parfois du mal à s'accorder.

LA FONCTION POLITIQUE DU JURY

Le trial n'a donc pas la même fonction procédurale que son homologue français, mais il n'a pas non plus – seconde différence de taille – la même signification sociale.

Si chez nous, le procès est le moyen de rétablir une partie "dans son bon droit" (ce qui pousse le défendeur à aller jusqu'au bout pour laver l'outrage public d'avoir été assigné, la France restant très imprégnée d'une "culture de l'honneur" pour reprendre l'excellente expression de Philippe d'Iribarne), aux Etats-Unis, le trial by jury est moins affaire d'honneur que de répartition des richesses. Ce que la politique aux Etats-Unis ne peut donner (la redistribution est en effet plus faible qu'en France), le droit peut l'offrir par un "second tour" judiciaire. Fonction redistributive d'autant plus puissante qu'il est notoire que les jurés américains n'ont pas une sympathie particulière pour les grandes entreprises, et qu'ils ont une tendance naturelle à condamner les entreprises qui ont "les poches profondes" (deep pocket). Cela explique peut-être en partie la décision en apparence singulière, de condamner la société Vivendi tout en exonérant MM. Messier et Hannezo.

La présence d'un jury n'est justifiée ni par l'efficacité de la justice (des juges professionnels sont infiniment plus sûrs), ni par le souci de rationaliser l'application du droit mais pour sa dimension politique qu'avait bien perçue Tocqueville. Le droit à voir toute affaire – civile ou pénale – jugée par un jury de ses pairs, garantit par le septième amendement de la Constitution, a avant tout une dimension politique, qui s'exprime dans le spectacle du procès : ce qui est mis en scène, c'est l'égalité démocratique. Le spectacle qu'offre le procès civil comme celui de Vivendi, c'est précisément celui des puissants mis sur le grill devant un jury d'hommes ordinaires, c'est la soumission de tous, non pas devant la loi conçue de manière abstraite comme en France, mais devant d'autres citoyens, devant le peuple américain constitué en jury.

LA CRÉDIBILITÉ DES TÉMOINS

De là, une troisième différence culturelle : la vérité judiciaire d'une affaire n'est pas cherchée de la même manière ici et là-bas. Si pour un Français, elle est une opération rationnelle et technique qui se déduit du croisement de documents écrits avec des textes de loi, elle résulte pour un Américain, d'un jugement social induit par le crédit accordé à des personnes en chair et en os, mieux : d'une rencontre formalisée par le trial. Un objectif majeur du procès américain est ainsi de permettre aux jurés d'évaluer la crédibilité des témoins. De là la force politique rehaussée par le spectacle du procès américain ; de là aussi son immense fragilité. C'est la raison pour laquelle les parties ne sont prêtes à supporter les incertitudes du trial aux Etats-Unis que dans la mesure où les faits essentiels de l'action sont contestés et que les efforts pour trouver une transaction ont échoué. Le procès s'organise alors autour de la confrontation réglée de deux versions des faits de la cause (theory of the case). Il s'agit d'un spectacle qui requiert des acteurs (avocats et témoins), un arbitre (le juge ou le jury), une trame (des versions des faits en conflit) et un enjeu (emporter la conviction d'hommes ordinaires sur sa bonne foi pour faire triompher sa thèse).

Le procès Vivendi n'a pas échappé à la règle à en croire les instructions écrites du juge pour le jury : "Vous êtes les seuls juges de la crédibilité de chaque témoin et de l'importance de son témoignage (…) Souvenez-vous toujours que vous devez faire appel à votre bon sens, votre jugement, et votre expérience de vie personnelle". C'est en définitive ses intuitions personnelles que le jury a été invité à utiliser.

Un tel rôle accordé au jury change – ultime différence – le rôle de l'appel. Dans la culture juridique américaine, une fois que les jurés se sont prononcés sur les faits et la crédibilité des témoins, au terme de ce spectacle dramatique et coûteux que constitue le trial, la cour d'appel n'a qu'un pouvoir très limité de révision des faits et du verdict. Elle fait généralement preuve d'une grande déférence vis-à-vis des décisions du jury.

UN CONTOURNEMENT DES LOIS FRANÇAISES ?

Dans l'affaire Vivendi, la compétence d'une juridiction américaine pose problème : le juge a en effet autorisé le jury à trancher un procès qui était essentiellement français.

Le for américain a offert aux actionnaires français un recours (qui leur était refusé par leur loi nationale). Le juge américain a conclu dans l'affaire Vivendi que la procédure de class action dans laquelle les membres potentiels du groupe doivent faire part de leur refus de participer (opt-out) n'était pas contraire aux principes fondamentaux du droit français, donc qu'un jugement américain pourrait être exécuté en France. Mais un autre juge a décidé le contraire dans l'affaire Alstom en concluant, après avoir examiné attentivement les décisions du Conseil constitutionnel, les propositions de la commission Attali et les autres débats en France concernant l'introduction des class actions, que les class actions "opt-out" seraient contraires aux principes fondamentaux du droit français. La cour d'appel fédérale de New York pourrait adopter la position du juge dans l'affaire Alstom qui procède d'une analyse très approfondie.

Ces incompréhensions culturelles ne sont pas de simples vestiges de l'histoire dans un monde voué à une totale rationalisation à la fois financière et juridique : elles constituent au contraire le cœur de la mondialisation. Il est plus facile de fondre des capitaux que de fusionner des cultures politiques. La mondialisation ne se réalise pas dans un univers exclusivement formel, celui des chiffres et de l'intérêt – comme la rêvent beaucoup –, elle confronte des imaginaires. Ces observations conduisent à constater les différences non seulement dans les représentations du procès mais, plus profondément encore, dans la répartition même de ce qui relève de l'économie, de la politique du droit ; même la raison y est soumise à des variations culturelles, et ce au sein d'une même aire occidentale et démocratique. Les équations mathématiques ne suffiront pas à raboter toutes les aspérités de la mondialisation qui doit aussi être pensée politiquement. La question que pose l'affaire Vivendi doit alors être reformulée ainsi : est-il normal qu'un jury de citoyens new-yorkais tranche un litige global comme celui de Vivendi qui excède de loin leurs compétences, en lui appliquant des standards culturels bien déterminés au nom d'une légitimité politique elle aussi "locale" ?

Loin de nous ériger en donneurs de leçons, nous avons seulement voulu souligner à quel point une élucidation des différences culturelles est une condition préalable et indispensable pour établir une bonne stratégie de défense. Pour mieux réguler la mondialisation aussi.

Antoine Garapon est magistrat, secrétaire général de l'Institut des hautes études sur le justice, auteur de Juger en Amérique et en France en collaboration avec Ioannis Papadoupoulos (Odile Jacob). Daniel Schimmel est avocat, associé, Kelley Drye (New York).

 Source: Le Monde

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