jeudi 21 juin 2012
"Les salariés de la banque de détail étaient-ils beaucoup plus contrôlés que les traders ?"
La huitième journée du procès en appel de Jérôme Kerviel a commencé ce mercredi 20 juin. La présidente de la Cour, qui n'a jusque là pas ménagé l'ancien trader, condamné le 5 octobre 2010 à cinq ans de prison, dont trois fermes, ainsi qu'à 4,9 milliards d'euros de dommages et intérêts, entend aujourd'hui différents témoins à la barre.
Jérome Kerviel est sous le coup de trois chefs d'accusation : abus de confiance, introduction frauduleuse de données dans un système de traitement automatisé, faux et usage de faux. Son procès en appel a commencé lundi 4 juin. Suivez en direct la huitième journée d'audience couverte par notre journaliste Laura Fort, avec les clés pour comprendre le procès. Retrouvez le compte-rendu de la première journée d'audience, le compte-rendu de la deuxième journée d'audience, le compte-rendu de la troisième journée d'audience, le compte-rendu de la quatrième journée d'audience, le compte-rendu de la cinquième journée d'audience, le compte-rendu de la sixième journée d'audienceet le compte-rendu de la septième journée d'audience.
Mercredi 20 juin
10h00. "Les salariés de la banque de détail étaient-ils beaucoup plus contrôlés que les traders ?"
Me Jean Reinhart, avocat de Société Générale, continue à questionner le témoin, Christophe Mianné [ancien N+6] : Est-ce que vous imaginez que J. Kerviel n'ait pas pu connaître la limite des 125 millions ?
Christophe Mianné : Pour moi, tout trader doit connaître ses limites. Je pense que c'est absolument impossible qu'il n'ait pas connu cette limite.
JR : Est-ce que c'est supportable de garder des positions aussi importantes?
CM : Pour moi c'est un ovni de ce point de vue-là. Je ne pense pas qu'on peut tenir aussi longtemps, sauf si on s'en fout.
Mireille Filippini, la présidente de la Cour lui demande : Comment n'avez-vous pas pu voir les alertes ?
CM : On n'a pas été bons mais on a été honnêtes.
JR : Est-ce que les équipes étaient suffisantes ? Qu'est-ce que vous avez modifié depuis ?
CM : Les budgets étaient augmentés tous les ans. L'erreur est d'avoir fait confiance. Depuis, nous avons fait signé des mandats extrêmement précis. Nous avons fait des séances de formation sur les fraudes, une tour de contrôle a maintenant une vision transversale de tous les supports, les commissions sont calculées plus rapidement, les contreparties internes sont plus surveillées. Il y a eu une fraude comparable chez UBS. Ca prouve que dans une très grande banque, ça peut arriver. On a dépensé environ 100 millions d'euros et je crois que les contrôles sont nettement renforcés.
JR : Vous aviez présenté votre démission ?
CM : Nous présentons une lettre de démission le lundi avec nos excuses, ce que J. Kerviel n'a jamais fait. Puis la banque m'a demandé si je pouvais reconstruire, et j'ai accepté. Je voulais laver l'honneur de ce département.
JR : Une question nous taraude, c'est le mobile de J. Kerviel. Pourquoi a-t-il agi ainsi ?
CM : Le mobile est clairement le fait de vouloir un bonus. Mais après, pourquoi aller sur des positions gigantesques ? Je pense que c'est quand on se croit plus fort que le marché.
Mireille Filippini, la présidente de la Cour, demande : J. Kerviel avait fait 11 millions de résultats en 2006, 55 millions en 2007. Ca ne vous a pas inquiété ?
Christophe Mianné : Pour fixer les objectifs, on prend le réalisé, on enlève des situations ou des deals exceptionnels, et on estime la croissance du marché. Donc le fait qu'il réalise un résultat supérieur aux objectifs fixés ne m'étonne pas à l'époque. A posteriori, c'est un peu beaucoup.
MF : Qui a choisi M. Cordelle [N+1] pour le mettre à cette place ?
CM : Je le connaissais assez bien. On a cherché longtemps quand M. Declerck [ancien N+1] est parti. Cela s'avère a posteriori une erreur qu'il n'ait pas d'expérience dans le trading. Mais il avait un certain nombre d'autres qualités. Après, il n'a pas fait assez attention au résultat et à la trésorerie.
Me Daniel Richard, avocat représentant les salariés actionnaires de la banque, s'avance à son tour : Vous avez dit tout à l'heure « On n'a pas été bons mais on a été honnêtes ». Qu'est-ce qui se serait passé si vous aviez été malhonnêtes ?
CM : Je ne suis pas là pour faire de la science-fiction. Nous avons été sur une longue période considérés comme les meilleurs. Mais comment voulez-vous que je dise qu'on a été bons avec une perte de 5 milliards ? J'ai la conviction que l'ensemble des équipes ont fait tout ce qu'elles pouvaient. Je ne sais pas ce que ça veut dire d'être malhonnêtes.
DR : Diriez- vous que les salariés de la banque de détail ont été les premières victimes ?
CM : La réputation de la banque a été gravement entachée et le sera pour des années. Les gens en agence ont reçu des crachats... Tout le monde était actionnaire et tout le monde a perdu de l'argent. Oui il y a eu un préjudice. Il y a eu une période très dure qui a duré environ 6 mois. Mais je ne pense pas qu'on puisse non plus considérer que c'est notre problème numéro un aujourd'hui.
DR : Les salariés de la banque de détail étaient-ils beaucoup plus contrôlés que les traders ?
CM : Il y a des sanctions aussi bien dans la banque de détail que dans la banque d'investissement. Je ne crois pas qu'il y ait des différences majeures même si j'avoue qu'on a un peu trop fait confiance.
Me Frédéric Karel Canoy, avocat représentant les actionnaires, intervient : D'après vous, il y a combien d'actionnaires ?
Christophe Mianné : Je ne sais pas, 500 000 ?
Me Canoy : D'après vous, peut-on penser qu'il y a eu un préjudice moral aussi pour les actionnaires ?
CM : Il y a une chose tangible, qui est le préjudice financier. Mais pour les actionnaires, ils savent que, quand ils investissent, qu'il y a un risque.
Me Canoy : Donc les actionnaires, c'est de la piétaille, on s'en fout complètement ?
9h15. "On se demande si on va avoir les reins assez solides pour ne pas mettre la clé sous la porte"
Me David Koubbi avait demandé à ce qu'un nouveau témoin soit entendu, au sujet des enregistrements qu'il affirme avoir été coupés.
La Cour a décidé que ce témoin lui ferait une attestation par écrit.
Elle entend comme premier témoin Christophe Mianné, aujourd'hui directeur adjoint de la banque d'investissement de Société Générale. A l'époque des faits, il était le N+6 de Jérôme Kerviel et avait 1400 personnes sous ses ordres.
Cheveux poivre et sel, la voix calme et posée, à l'aise voire presque nonchalant, Christophe Mianné assure : Je n'avais jamais rencontré M. Kerviel avant le fameux 18 janvier.
Mireille Filippini, présidente de la Cour commence à l'interroger sur l'importance des positions directionnelles de l'ancien trader.
Jérôme Kerviel, lui, lit des documents, les surligne.
CM : On ne peut pas avoir de positions directionnelles importantes car on ne peut pas avoir la moindre idée de ce qui va se passer sur les marchés. Tous les trois mois, je faisais un « speech » pour souligner l'importance de la régularité des résultats. Je voudrais expliquer que c'est quelque chose qui n'est pas concevable. Je vais vous raconter une petite anecdote. Quand j'avais 2 ans d'expérience, j'ai fait un missed pricing, je me suis trompé de prix, ça a coûté 2 millions de francs à la banque et j'ai cru que j'allais me faire virer. Donc je ne sais pas ce que c'est des positions de 2 milliards.
MF : Pensez-vous que M. Cordelle et Rouyère étaient au courant et vous cachaient ces agissements ?
CM : Je les ai vu agir sous stress et je n'ai aucun doute sur eux. Sur cette fable du complot, j'aurais forcément été au courant. J'aimerais qu'on me dise un nom, qui est ce desk fantôme. Il n'y a pas la moindre trace. C'est du grand n'importe quoi. Je ne comprends pas cette théorie. Je pense que les choses sont malheureusement beaucoup plus simples.
MF : Pouvez-vous nous parler des limites ?
CM : Une limite, ça se respecte, sauf s'il y avait une bonne raison pour augmenter une limite de manière exceptionnelle. Mais il y a une différence entre rouler à 135 km/h ou à 50 000 km/h.
MF : Avez-vous été avisé des alertes sur les écarts ?
CM : Non. Ce que nous avions, c'était ce qu'on appelle la « passerelle » [équipe chargée de détecter et de signaler les écarts qui peuvent ressortir du rapprochement entre les résultats comptables et les résultats du front-office] et je savais qu'il y avait des écarts résiduels à traiter.
MF : A quel moment avez-vous entendu parler de Jérôme Kerviel ?
CM : Le vendredi vers 11h30, Luc François [N+5] vient me voir en me disant qu'il y a des deals « bizarres » et qu'une réunion va être organisée. Je parle à Claire Dumas vers 21h30, qui décide de mettre en place une « task force ». Nous avons un « conf call » vers 14h le samedi. Puis nous réfléchissons à comment trouver une aiguille dans une botte de foin, dans Eliot [système d'information qui répertorie toutes les opérations passées par le front-office]. Nous décidons d'écouter ce que dit M. Kerviel. Et ce qui m'a frappé c'est que J. Kerviel sait qu'il va être découvert et qu'il garde sa position. Il sait qu'on va savoir et il refuse obstinément de nous aider.
MF : Le samedi, vous saviez qu'il y avait un gain d'1,4 milliard d'euros ?
CM : Oui, mais on ne croit pas au père Noël, donc on se disait qu'il y avait forcément autre chose. J. Kerviel était dans le déni complet, c'est ce qui m'a frappé le plus.
MF : Quelle est votre réaction ?
CM : Une énorme peur que la banque soit en faillite. On sait que si quelqu'un à l'information, la banque est morte, qu'on doit déboucler, qu'on n'a pas le choix, qu'il faut le faire très discrètement. On sait que ça va être terrible si le marché part à la baisse, et évidemment il part à la baisse. Et on se demande si on va avoir les reins assez solides pour ne pas mettre la clé sous la porte.
Me Reinhart, avocat de Société Générale, lui demande : C'est une affaire qui vous a traumatisé ?
La gorge serrée par l'émotion, Christophe Mianné répond : C'est 20 ans de travail.
Et retrouvez notre dossier spécial sur l'affaire Kerviel, les clés pour comprendre le procès (noms, définitions), les analyses de Valérie Segond et de François Lenglet après le verdict de 2010, ce que sont devenus les protagonistes de l'affaire, les plaintes déposées par Me David Koubbi (avocat de Jérôme Kerviel) et par Me Jean Veil (avocat de Société Générale), le témoignage de l'ancienne conseillère en communication de Jérôme Kerviel, et le contexte politique dans lequel s'inscrit le procès.
Source: La Tribune, Laura Fort
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