mardi 19 juin 2012

Le procès en appel de Jérome Kerviel, l'ancien trader de la Société général, s'est ouvert lundi matin, au Palais de justice de Paris. Aliocha, notre blogueuse associée, a assisté à la première audience. Elle en relate les temps forts.

Palais de justice, lundi 4 juin, 8h30 du matin : Une forêt de caméras, d’appareils photos et de micros tendus sur des perches signale l’entrée de la première chambre de la Cour d’appel de Paris, où va se tenir le procès en appel de Jérôme Kerviel. Une journaliste TV briefe ses équipes pour ne pas rater l’arrivée de la star du jour. Son problème, c’est que la salle est située précisément entre les deux accès au Palais, par le boulevard d’un côté, la place Dauphine de l’autre. Impossible donc de savoir par où le trader va arriver, il faut répartir les équipes et compter sur sa bonne étoile. Soudain, une clameur retentit, immédiatement suivie d’un galop furieux. On se plaque contre les colonnes de pierre pour laisser passer ce qui ressemble fort à un troupeau de bisons. Les barrières anti-émeute vacillent, au point que les gendarmes se précipitent pour tenter de contenir l’incroyable cohue que vient de déclencher l’arrivée au palais de Jérôme Kerviel. Au milieu de cette houle, quand la vague se creuse, on aperçoit parfois son visage, éclairé par les caméras. Tout cela n’a duré que quelques secondes, il est déjà dans la salle. Les lourdes portes se referment sur lui, l’océan furieux s’apaise. Dans le calme retrouvé, les journalistes de presse écrite et le public sont enfin invités à entrer. On nous installe sur un balcon qui renforce l’image théâtrale naturellement attachée à un procès. Surtout dans cette salle prestigieuse, richement ornée, où se tint notamment le procès Pétain et qui sert aujourd’hui aux cérémonies solennelles et aux prestations de serment des avocats. Quelques mètres plus bas, les acteurs s’installent et bavardent avec une étonnante décontraction. La travée de droite quand on fait face au tribunal accueille Jérôme Kerviel et ses conseils. Celle de gauche est réservée aux parties civiles. A les observer, on se croirait deux ans en arrière. Tous les personnages sont identiques. Le trader, costume bleu nuit, chemise blanche, cheveux coupés court, chaussures à la mode, n’a pas changé. Il porte le même masque de guerre que lors du premier procès, à croire que le temps s’est arrêté. Du côté de la Société générale, on retrouve Claire Dumas, la représentante de la banque, entourée de ses trois avocats, dont Jean Veil qui sort d’un immense cartable un code pénal et un code de procédure pénale, de l’eau, un ordinateur portable et quelques volumineux dossiers. Frédéric-Karel Canoy, l’avocat des petits actionnaires, Daniel Richard et Richard Valeanu, les avocats des salariés, virvoltent dans les travées. Ils cherchent leur rôle, aurait sans doute commenté Céline. La Société générale «squatte» 9h10 : La sonnerie annonce l’entrée de la Cour. Jérôme Kerviel rejoint la chaise qui lui est destinée, bois et cuir bleu, devant les bancs où sont assis ses avocats. La présidente, Mireille Filippini, s’installe entourée de ses deux assesseurs, un homme et une femme. Dans leur robe, les juges semblent anonymes, interchangeables. Ainsi le veut le rituel, ils incarnent la justice, et celle-ci n’a pas de visage. Enfin presque… La présidente est une femme brune aux cheveux très courts, à la mine volontaire et concentrée. D’entrée de jeu, elle enjoint à toutes les parties civiles de se positionner sur les bancs de gauche. Les avocats concernés, ceux des actionnaires et des salariés, en profitent pour se plaindre avec la joie mauvaise du gamin à qui la maîtresse vient de donner raison en cour de récréation : «depuis le début, la Société générale fait comme si elle était la seule partie civile, elle squatte !», lance l’un d’entre eux. Evidemment, les conseils de la banque protestent. «Quatre rangées pour la Société générale ça fait beaucoup», assène la présidente d’un ton sec. Jean Veil, tout tremblant de fureur, ramasse ses affaires en vrac, quitte son banc et s’installe ostensiblement au fond de la salle sur la dernière banquette, non sans avoir bougonné quelque chose du genre «pour 4,9 milliards on peut avoir la place de s’installer». Finalement l’avocat revient quelques instants plus tard et s’assoit le long du mur, pas très loin du parquet et surtout du côté gauche de la salle. Satisfaite d’avoir institué un rapport de force à son avantage, la présidente s’attaque à la liste des témoins pour indiquer quand ils seront entendus. Comme en première instance, il y a des défections, des agendas surchargés, des mauvaises volontés et des peurs. «Je considère que je ne suis pas responsable de cette perte» Le moment est venu d’appeler Jérôme Kerviel à la barre ou ce qui en tient lieu, un pupitre en plexiglas surmonté d’un micro. Il se tient debout, très droit, les deux jambes écartées, les épaules cabrées, les mains croisées devant ses cuisses. Toujours aussi impeccable, lisse, illisible. Un acteur. Interrogé sur sa situation personnelle, il répond qu’il n’a plus de travail depuis un an et qu’il est sans revenu… «Pourquoi avez-vous fait appel du jugement ?», interroge la présidente. «Je considère que je ne suis pas responsable de cette perte, j’ai toujours agi en connaissance de cause de ma hiérarchie», répond Jérôme Kerviel. Il voudrait en dire plus mais la présidente l’interrompt. Tandis qu’il se rassoit, elle débute le long exposé des faits qui doit introduire les débats. A l’évidence, la technique ne l’effraie pas, au contraire, la voici qui plonge dans l’infernal jargon financier, mais aussi dans l’organisation de la banque, elle-même hermétique à souhait. Kerviel ne travaillait pas à la Société générale mais chez SGCIB, (Société générale corporate and investment banking), c’est totalement différent. L’anglais, elle s’en joue la présidente. A croire qu’elle fait exprès d’adopter un accent français qui semble tout droit sorti d’une blague de café du commerce. Le P&L, qu’il est de bon ton de prononcer «pi n’èl», devient avec elle le «pé et èl». Il faudra s’y faire, d’ailleurs elle prévient : il est recommandé de laisser tomber les put et les call pour leur préférer leur traduction française, à savoir les options d’achat et de vente. Jérôme Kerviel l’écoute, immobile. On devine qu’il évalue la juge, qu’il note mentalement les erreurs et les approximations. Peut-être qu’il s’en amuse, à moins que déjà il n’anticipe les explications qu’il devra fournir, ou les brèches d’ignorance dans lesquelles il pourra s’engouffrer. Lui qui connaît si bien la finance, mais qui peine tant à faire comprendre combien elle est indigne et à quel point il n’a fait qu’en révéler les noirceurs…. Son avocat lui donne une note, le trader la lit et tend la main en arrière sans se retourner pour obtenir de quoi écrire. On lui passe un grand bloc sur lequel il s’empresse de griffonner. L’horloge murale égrène lentement les minutes, tandis que la présidente poursuit sa plongée dans l’épaisse boue jargonneuse de l’affaire. Deals, appels de marge, warrants, modélisation, Eliot, contreparties, base tampon, stress tests, value at risk, strike, référentiel, limite de réplication, spiel, directionnel, market making. Jérôme Kerviel masse de temps en temps son épaule gauche qui, visiblement, le fait souffrir. Les journalistes sont à la peine. Une incompréhension lasse se lit sur les visages du maigre public. C’est donc cela, l’affaire Kerviel ? 10h15 : la présidente rappelle le trader à la barre, on dresse l’oreille. A-t-il subi un media training depuis le premier procès ? Toujours est-il qu’il s’exprime plus haut, plus fort, plus lentement, au point qu’on parvient à le comprendre. Il est prié de raconter son parcours professionnel. On retiendra que la Société générale a été son premier et unique employeur, à compter d’août 2000. Il n’avait que 23 ans. En l’écoutant relater cliniquement son CV, on songe à la défense menée par Olivier Metzner en première instance : Jérôme Kerviel n’est rien d’autre que la créature de la Société générale. C’était pas mal vu, quand même… Jérôme Kerviel se rassoit, la présidente reprend l’exposé des faits, un léger assoupissement gagne la salle. Les avocats piantotent sur leur téléphone portable. L’histoire, ils la connaissent par cœur. Pour l’instant, ils n’ont pas grand chose à faire. Il n’est même pas indispensable d’écouter. Mandat or not mandat ? Jérôme Kerviel est rappelé à la barre pour s’expliquer sur le travail qui était le sien à la Société générale. Le voici qui tergiverse. Son activité d’arbitrage était mal nommée, car elle était plus risquée que ne l’est une traditionnelle activité de ce type consistant à jouer sur les écarts infimes de cours entre deux places de cotation. Surtout, il commence à poser les jalons de sa défense : il conteste l’assertion selon laquelle il aurait eu un mandat. Et pour cause, c’est l’existence d’un mandat assorti de limites précises qui conditionne l’infraction-clef du dossier, à savoir l’abus de confiance. Si on lui a posé des règles écrites et claires, alors on peut lui reprocher de les avoir dépassées, dans le cas contraire, il ne reste plus que l’introduction frauduleuse de données et le faux et usage de faux, dont la gravité est bien moindre. Il tente aussi de placer que sa hiérarchie savait ce qu’il faisait mais la présidente le bloque dans son élan. Elle entend avancer pas à pas et pour l’instant, elle étudie la question de son activité, des limites qui l’encadraient ainsi que celle de ses collègues. Sans surprise, jérôme Kerviel objecte régulièrement aux questions pratiques qu’on lui pose : «ça dépend, c’est plus compliqué». Mais la présidente ne se laisse pas entrainer sur ce terrain, elle discute avec lui pied à pied, technique contre technique, le ramenant à la logique quand cela s’avère nécessaire. Doucement mais surement, elle trace une ligne, celle-là même que les personnes mises en cause par la justice tentent si souvent de faire bouger entre la réalité et le mensonge, le licite et l’illicite, l’excuse légitime et l’argument intenable. David Koubbi, l’avocat du trader, commence à s’inquiéter et ça se voit, il passse la main dans ses cheveux, bouge sur sa chaise, et finit par se décider à intervenir pour préciser que son client connaissait la limite mais pas sa portée. La présidente le tacle : «Vous aurez la parole quand je vous la donnerai, c’est votre client qui a voulu s’exprimer.» «Je n’ai jamais eu l’objectif d’être trader» L’avocat et son client sont en train de s’apercevoir que la présidente a travaillé son dossier, elle ne se laisse pas faire. Tout ceci sent la déconfiture. Et quand Jérôme Kerviel entonne une énième fois le refrain du «c’est plus compliqué», elle l’envoie dans les cordes d’une seule question : qu’est-ce qui est plus risqué, une position directionnelle d’un faible montant ou une position couverte d’un montant plus important ? Jérôme Kerviel ne peut répondre qu’une chose : la première. C’est alors qu’intervient l’avocat général. - Est-ce que la spéculation pure entrait dans votre mandat ? - Oui, mais je conteste le mandat... - Dans ce cas, pourquoi avoir dit lors du premier procès, comme en témoignent les minutes, que cela n’entrait pas dans votre mission ? - S’il existe une limite de 125 millions d’euros pour le directionnel (la spéculation), c’est bien qu’on a le droit d’en faire. Bien vu, sauf qu’il est mal placé pour invoquer des limites dont il nie par ailleurs l’existence. L’avocat général revient à la charge : - Vous avez également dit que vous saisissiez des positions fictives sans en informer vos chefs pour masquer vos positions ouvertes. - Est-ce que je me levais pour prévenir à chaque fois que je faisais une opération fictive ? La réponse est non. Est-ce que mes supérieurs le savaient ? la réponse est oui. C’est à cette dernière question que je répondais. La présidente reprend la main. - Il est écrit dans le cahier de trading que le but n’est pas de gagner de l’argent… - Dans ce cas, pourquoi fixer des objectifs financiers ? - Pourquoi êtes-vous devenu trader ? - Parce que j’étais passionné par la finance. J’ai commencé au middle office, et puis j’ai voulu me rapprocher de la salle des marchés parce que c’est là que ça bougeait le plus. Mais je n’ai jamais eu l’objectif de devenir trader. En France, je n’ai pas le profil, d’ailleurs on me l’a toujours fait comprendre dans la salle des marchés. C’est très rare qu’un assistant trader devienne trader. «Je n’ai jamais eu l’objectif devenir trader, en France, je n’ai pas le profil, d’ailleurs on me l’a fait comprendre dans la salle des marchés»… Et si nous étions là au coeur du sujet ? Note : J’ai quitté les débats à midi, ils n’étaient pas terminés. L’audience a repris l’après-midi, je n’y étais pas. Source: Aliocha

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