mercredi 6 octobre 2010

Affaire Kerviel: une parodie de justice

Jérôme Kerviel n'est ni le Robin des Bois que certains ont voulu voir en lui au moment de la découverte de la fraude à la Société générale, ni la blanche victime, comme il a tenté de se présenter lors de son procès en juin. Le tribunal correctionnel de Paris risque pourtant de le transformer en victime expiatoire broyée par le monde fou de la finance, tant elle vient de rendre un jugement hallucinant

(le jugement -73 pages- peut être lu dans son intégralité en cliquant ici:

http://www.mediapart.fr/files/kerviel-delibere-pressewpd.1286270254.pdf

Jérôme Kerviel, selon le tribunal correctionnel de Paris, est coupable de tout, d'abus de confiance, d'intrusion frauduleuse dans un système informatique, de faux et d'usage de faux. La Société générale n'est responsable de rien, ni de ses défaillances et dérives internes, ni de l'absence de contrôle, ni de la non prise en compte des avertissements multiples.

Ces attendus aboutissent à un invraisemblable verdict au détriment de l'ancien trader de la Société générale, qui a annoncé son intention de faire appel: trois ans de prison ferme et surtout 4,9 milliards d'euros de dommages et intérêts – soit la somme qu'a perdue la banque en liquidant dans la panique les positions de l'ancien trader entre le 18 et le 23 janvier 2008. L'extravagance des montants demandés en dommages et intérêts prouve à rebours la peur qu'a provoquée Jérôme Kerviel à la Société générale et au sommet de l'Etat. Il fallait lui faire payer cela.

Jamais de tels dommages n'ont été réclamés en France. Serait-on passé, sans le dire, au système judiciaire américain, où les coupables se voient condamnés à 150 ans de prison ou plus? A titre de comparaison, le trader Nick Leeson, qui avait spéculé frauduleusement sur les marchés boursiers asiatiques, avait été condamné à six ans de prison et 70.000 livres sterlings d'amende (environ 80.000 euros). Ses spéculations frauduleuses avaient conduit sa banque, la Barings, à la faillite.

Qu'espère la justice en rendant un tel verdict : redorer la réputation de la Société générale, dissuader toute autre fraude sur les marchés? La démesure même de la condamnation la rend sans portée. A moins de devenir milliardaire comme Warren Buffet ou escroc comme Bernard Madoff, une vie de travail ne peut suffire à rembourser de tels montants, sauf à supposer que la sanction s'applique sur des générations de Kerviel. A moins que ce verdict, qui absout la banque de toute faute, ne lui permette de faire jouer quelques clauses de contrat d'assurances en vue de rentrer partiellement dans ses fonds?

Tout cela ne peut que jeter la suspicion sur les attendus retenus par le tribunal correctionnel de Paris, tant son jugement est à sens unique. Il ne s'agissait pas pour elle de faire le procès d'un système financier, avait prévenu le tribunal au moment du procès. Mais cela aurait pu, malgré tout, l'amener à s'interroger sur certaines pratiques. Jamais, semble-t-il, le tribunal ne s'est posé de question sur le climat et l'état d'esprit qui régnaient dans les salles de marché de la Société générale, où l'appât du gain semblait être la seule ligne de conduite.

Elle n'a pas retenu non plus les défaillances multiples des contrôles, l'aveuglement des supérieurs de Jérôme Kerviel sur ses gains. «Les éléments indiqués par la défense ne permettent pas de déduire que la Société générale ait eu connaissance des activités frauduleuses de Jérôme Kerviel», a tranché le tribunal. Il y avait eu 70 alertes ignorées par le contrôle interne et des appels répétés de la Bourse de Francfort. Et le tribunal poursuit: «Le dossier ne permet pas de déduire que la Société générale connaissait les activités de Kerviel ou a pu le suspecter.»

Condamnée par la commission bancaire, blanchie par la justice
Les rapports d'audit réalisés au printemps 2008 dans la banque n'étaient pas aussi complaisants. L'un d'eux écrivait ainsi: «Même s'il n'est pas exclusif d'un contrôle indépendant, le premier niveau d'un contrôle efficient reste le suivi managérial. Au niveau de l'équipe Delta One (le pôle où travaillait Jérôme Kerviel), il s'est montré défaillant tant en matière de supervision de l'activité qu'en matière de gestion des hommes. Ainsi, la hiérarchie du trader n'a pas effectué les diligences nécessaires qui auraient consisté à exploiter les états existants (états de position, de valorisation, de suivi de résultat ou encore de trésorerie) et qui auraient pu lui permettre d'identifier la véritable nature de l'activité du trader. Le développement des activités de Delta One et la croissance significative de ses résultats se sont accompagnés par l'apparition de pratiques non autorisées telles que des dépassements fréquents de limites de risque de marché, ou encore le lissage ou le transfert de résultat entre traders.»

La Commission bancaire notait de son côté à la suite de son enquête : «Il ressort de l'instruction que de graves défaillances ont eu lieu dans le suivi et le contrôle de premier niveau hiérarchique de l'opérateur.» L'autorité bancaire avait condamné la Société générale à payer 4 millions d'euros d'amende pour manquement, à la suite de l'affaire Kerviel. Avec les Caisses d'épargne, c'est la plus grave peine jamais prononcée par les autorités de surveillance en France. Comment, après une telle sanction administrative, la justice peut-elle totalement exonérer pour les mêmes faits la Société générale?

4 millions contre 4,9 milliards d'euros. La disproportion des sanctions est si caricaturale qu'elle ne peut qu'alimenter les critiques, exciter encore les reproches. Comment ne pas parler d'autre chose que de justice de classe, défendant sans nuance, sans équilibre, un système qui a pourtant prouvé ses manquements et ses failles? Dans quelques jours, le tribunal doit se prononcer sur une autre affaire: la faillite de Vivendi et la responsabilité de Jean-Marie Messier. On attend avec intérêt son jugement.

05 Octobre 2010 Par Martine Orange source médiapart

1 commentaire:

  1. Totalement d'accord avec vous. Ce jugement illustre que la promotion de l'individualisme à tout crin - sans foi ni loi donc sans conscience sociale - aboutit en réalité à une société totalement dominée par des méga entreprises qui réussissent à instrumentaliser même l'Etat - à travers sa justice - à leurs fins exclusivement lucratives (plus pour leurs dirigeants que pour leurs actionnaires d'ailleurs). On l'a encore vu récemment avec BP, dans l'affaire de la marée noire aux Etats-Unis, où cette société, non contente de montrer peu de remords pour ses agissements, n'hésitait pas à formuler la menace de se mettre en faillite - vision d'apocalypse notamment pour les nombreux employés de cette société - lorsque le président Obama se faisait trop pressant à leur égard. Pour les banques, la garantie des dépôts leur donne une totale assurance d'impunité quoiqu'ils fassent car la crise a démontré que l'Etat volera toujours à leur secours même lorsqu'elles ne bénéficient pas de cette garantie. Résultat: nous allons vers l'affaiblissement voire l'abolition du système des retraites, l'Etat étant désormais exsangue après ces coûteux sauvetages bancaires. Pendant ce temps se crée une nouvelle aristocratie dont l'hyper-richesse la détache totalement du sort du "petit" peuple dont nous faisons partie. J'enseigne le droit des sociétés à l'université depuis des années et j'ai de plus en plus la désagréable impression de me trouver réduite à l'état de valet de ce système, dans le seul espoir d'en récolter quelques miettes. Les milliers d'heures de travail consacrées à acquérir une expertise ne valent plus rien face à l'arrogance de cette nouvelle aristocratie fondant sa richesse non pas sur la création de biens utiles aux autres mais sur l'arbitragisme et donc le paratisme.

    RépondreSupprimer

Laissez vos impressions